3.5.14

Restaient les mots, les morts

Quel besoin avait-il eu de revenir là, après avoir fait le tour du monde ? À penser que du monde il avait fait le tour, il avait souri pour lui-même, content de jouer avec les mots, content d'en être encore capable de temps en temps. Que lui restait-il sinon les mots, accumulés au long de ses séjours accumulés ici et là et encore là et encore ailleurs ? Quel besoin avait-il eu sinon une curiosité malsaine ? Voûté, il refaisait lentement le tour de la maison et de l'usine sur laquelle elle était appuyée, il refaisait le tour de son dictionnaire personnel, de sa grammaire incompréhensible à lui-même comme aux autres, le tour du chaudron où bouillaient tous ces mots qu'il croyait entendre sortir de la bouche des autres dans les cafés, sur les places, venus des haut-parleurs des téléviseurs et des radios. Ah oui, c'était cela, il était revenu au lieu de son enfance, aujourd'hui désert, pour ne plus rien entendre de ces mots qui tombaient en avalanche ou qui tournaient sans cesse. Maintenant, c'était lui qui tournait sans cesse autour de ce monument offert à l'hypocrisie, qu'il avait fui pour ne pas avoir à respecter la règle : l'usine pour l'aîné, les armes pour le cadet, l'humanitaire pour la benjamine.
Du monde, oui il avait fait le tour. Comme des hommes. Restaient les mots qui se moquaient encore de lui, les mots qui tournaient dans sa caboche, encore et encore au point de lui foutre la trouille. De quoi lui parlaient-ils ces mots dont la signification n'était pas à chercher dans un dico ? De l'esprit du lieu qui était peut-être pour lui, lui qui avait senti son sale inconscient disjoncter et cracher des étincelles pour se mêler avec les images offertes au regard et les mots qui crachotaient en lui et chez les autres. C'était impossible à dire, à décrire, à vivre. Tous ces mots qui lui restaient, étaient-ils donc à ce point inutiles ? Il était condamné à les entendre quand bien même il chercherait à ne pas les écouter. Restaient alors les images, l'image de cette maison et de l'usine sur laquelle elle s'appuyait, le tombeau où gisaient les restes de la famille massacrée. Restaient les mots, les morts.

-----------------

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

All rights reserved
Tous droits réservés
Todos os direitos reservados